La
couleur
Longtemps j'ai négligé la couleur .
Je ne me souviens que rarement de la couleur des yeux , je n'oublie
jamais un regard.
J'aimais les couleurs , mais je ne voyais en elles que leur réalité.
Comme tout le monde , j'aime des couleurs et d'autres moins. Si j'ai
toujours aimé la couleur dans la peinture, parce que partie prenante
ou première de l'expression, je trouvais que dans la photographie,
elle ne me ramenait qu'à la réalité du sujet ,
qu'elle n'apportait aucune expression particulière . L'ajout
de la couleur était pour moi "un moins" .

Je pensais même que si Rothko avait été photographe
, il aurait travaillé en noir et blanc. De même le cinéma
ne me touchait jamais autant que lorsqu'il était en noir et blanc.
Quand des cinéastes, rares, affirmaient la couleur, j'y voyais
plus de l'esthétisme qu'une réelle expression personnelle.
Pour toutes ces bonnes raisons , j'avais fait sans regret le deuil d'une
couleur qui n'avait même pas pris naissance dans mon travail personnel.
Peut-être me méfiais-je de la couleur comme certains se
méfient des belles femmes, " pensant " que rien ne
se cache derrière la beauté , comme si elle n'était
que surface.

Subrepticement, amoureusement, la couleur est entrée par quelques
fenêtres dans mes images, Depuis peu la porte s'est ouverte grande
et généreuse. Je découvre que les couleurs ont
une vie, qu'elles me parlent , mais surtout que je les écoute.
Je réalise surtout que je peux leur faire dire des choses , m'en
servir pour exprimer des sentiments ou plutôt UN sentiment.
Mais qu'est-ce que les couleurs peuvent bien exprimer . Mystère
. Et c'est peut-être jutement ce mystère qui me conduit
aujourd'hui vers elles , car justement je ne voyais en elles qu'une
réponse esthétique , et je n'aime rien tant que les questions
. Déjà graphiquement, le point d'interrogation est tellement
plus beau que le point d'exclamation . Le point d'interrogation me rappelle
le corps d'une femme, la forme d'un violon ; le point d'exclamation
le fusil .
On parle des bleus à l'âme tout en se réjouissant
d'un ciel bleu. On rit jaune et quand on voit rouge, on est vert de
rage. Les couleurs sont bien subjectives .

Un film aura été pour moi une révélation,
un bonheur , In the Mood for Love du cinéaste chinois Wong Kar
Wai . Enfin , au delà d'une esthétique évidente,
la couleur devenait une expression en soi, et cela avec une rare subtilité.
Les couleurs suggéraient des sentiments , des émotions.
La couleur devenait musique. Et elle me touchait , profondément,
comme le noir et blanc .
Me voici donc , à ma grande et heureuse surprise, in the mood
for color .
Désormais , la couleur me grise . Je peux enfin rêver en
couleurs.
Philippe Pache , Juin 2002
